BIEN COMPRENDRE LE REPORT DE L’ELECTION PRESIDENTIELLE DU 25 Février 2024.
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- Qui a initié le report de l’élection présidentielle ?
- La tradition parlementaire sénégalaise fournit suffisamment d’exemples d’initiative législative portée par les députés au nom et pour le compte du pouvoir exécutif (la proposition de loi et l’amendement permettent le report de l’élection présidentielleinitialement prévue pour le 25 février 2024 et permet au Président sortant de rester en fonction jusqu’au 15 décembre 2024).
- Combien de députés investis de missions partisanes que s’étaient fixées leurs formations respectives ont porté des combats qu’une bonne partie de l’opinion publique a considéré comme difficilement défendable. Sans prétendre à l’exhaustivité, on pense à Ndiadiar Séne (PS), à Moussa SY ou Ibrahima Isidore Ezzan et à Doudou Wade (tous les trois du PDS).
- Le premier est le père du fameux amendement portant le nombre de députés de 120 à 140, en février 1998. Réagissant à une question postérieure sur ce fait, il déclara : « Je ne suis pas le seul à avoir initié au Sénégal des lois du genre ». Le deuxième, Moussa Sy, prétextant la séparation des pouvoirs, va proposer un amendement au projet de loi prorogeant le mandat des élus locaux. Par ce fait, les conseillers locaux cèdent la place aux délégations spéciales. Quant au troisième, Isidore Ezzan, il a porté la loi d’amnistie pour les crimes de nature politique en 2005. Le quatrième, Doudou Wade, le mercredi 03 août 2005, sous une danse jubilatoire, introduisît un amendement qui étendra le projet de résolution portant mise en accusation devant la Haute Cour de justice de l’ancien Premier ministre, Idrissa Seck, au sieur Salif Bâ, à l’époque ministre du Patrimoine bâti, de l’Habitat et de la Construction.
- Aujourd’hui, c’est au tour des députés de la 14e législature, Mamadou Lamine Thiam et Demba Diop Sy de porter l’estocade. Ce dernier, décriant l’adoption de la loi constitutionnelle sur le parrainage en avril 2018 déclara : « Une loi constitutionnelle, soit on la fait passer par référendum, soit on consulte l’ensemble des acteurs concernés pour qu’on en discute avant de la proposer au niveau de l’Assemblée nationale». On n’est pas sûr que l’une ou l’autre de ces deux pertinentes exigences ait été satisfaite. Paradoxalement, c’est lui (Diop Sy) qui va porter l’amendement prorogeant le mandat du Président-sortant jusqu’en Décembre 2024.
- Il appert de toutes ces considérations qu’au-delà du formalisme- (une proposition de loi initiée par un député d’une formation politiquecoutumière des faits, le PDS, appuyée par un député ayant fourbi ses armes dans une formation politique également récidiviste, le PS) –la vérité se laisse difficilement enfermer dans des considérations aussi simples, voire simplistes. Nous le savons, rien ne va de soi.
- Quelles sont les raisons justificatives du report ?
- Une République sérieuse peut-elle se bâtir sur des suppositions. De façon définitoire, une supposition est une conjecture favorable ou défavorable qui ne résulte pas de preuves positives. Une opinion non prouvée. En droit, l’administration de la preuve requiert « de démontrer l’existence des faits matériels ou juridiques qui servent de base à cette prétention et de démontrer leur conformité à la règle de droit ». La preuve est, donc dans son principe, de nécessité absolue. Selon une formule éprouvée « actori incumbit probatio » ; « la preuve incombe au demandeur ». Le PDS n’a jusqu’ici même brandi un commencement de preuve qui au moins rendrait vraisemblable ce qui est allégué. Lors de leur conférence de presse, d’aujourd’hui, mardi 06 février, ils sont déjà passés à autre chose, l’appel au dialogue.
- Que de commissions d’enquête parlementaire aussi légitimes que celle installée aux fins de faire la lumière sur la supposée corruption de juges du Conseil constitutionnel auraient dû être créées tout au long de cette 14elégislature. Les affaires se bousculent. Au moins, 10 projets de résolution ont été déposés et classés sans suite par le Bureau de l’Assemblée nationale (entre décembre 2022 et août 2023).
- Pour la première fois, les motivations sont encore floues, la Haute juridiction constitutionnelle est l’enfant abandonnique. Son travail est remis en cause victorieusement par un candidat à la candidature. C’est un fait inédit qui mérite d’être souligné.Rappelons que ce n’est pas la première fois qu’on assiste à une passe d’armes entre le Conseil constitutionnel et un candidat ou une coalition (Décision sur les Affaires n° 2, 3 et 4/E/2001 du 26 mars 2001 : utilisation de l’image et des attributs constitutionnels du Président de la République Abdoulaye Wade dans une compétition électorale, élections législatives du 29 avril 2001, à laquelle il n’est pas candidat).
- La découverte de fraudes commises par des candidats sur leur nationalité ne saurait être un obstacle dirimant à la poursuite du processus électoral. La nouvelle rédaction de l’article 34 de la Constitution issue de la loi constitutionnelle n° 2007-19 du19 février 2007 est édifiante. Son article unique dispose : « En cas d’empêchement définitif ou de retrait d’un des candidats entre l’arrêt de publication de la liste des candidats et le premier tour, l’élection est poursuivie avec les autres candidats en lice. Le Conseil constitutionnel modifie en conséquence la liste des candidats. La date du scrutin est maintenue ». La facilité avec laquelle s’est dégrossie « l’affaire Wardini», avec l’octroi d’une liberté provisoire, en est une illustration substantielle.
- Même, aux Etats-Unis, Chantres de la démocratie, les élections sont souvent l’objet de crispations véhémentes (Exemple de l’élection de Donald Trump comme 45e Président des Etats-Unis face à la démocrate Hilary Clinton en 2016). L’élection renferme en elle-même de par ses enjeux, modalités, conséquences des passions et contestations. C’est le rôle du juge constitutionnel, aidé dans cette difficultueuse mission par les Cours et Tribunaux, de solutionner le contentieux inhérent à tout processus électoral.
- Quelle la procédure mise en œuvre pour le report ?
- Au Sénégal, la loi constitutionnelle porte révision de la Constitution selon la procédure définie à l’article 103.Cette catégorie de lois modifie, abroge ou complète des dispositions de la Constitution. Rien dans le droit positif sénégalais n’autorise, parle canal d’une loi constitutionnelle, de « déroger » aux dispositions de l’article 31 de la Constitution. La dérogation n’est possible que lorsqu’elle est prévue dans des dispositions transitoires.
- On n’est pas très loin, dans cette présente affaire, de ce que le Professeur Georges Liet-Veaux caractérisait de ‘’fraude à la Constitution’’. Il la définit comme « le procédé par lequel la lettre des textes est respectée, tandis que l’esprit de l’institution est renié. Respect de la forme pour combattre le fond, c’est la fraude à la Constitution». Dans notre cas d’espèce, une loi constitutionnelle (lettre des textes, forme) est prise pour combattre la limitation de la durée du mandat présidentiel figée à 5 ans, ne varietur (sans possibilité de changement), (l’esprit de l’institution, le fond).
- Les choses qui changent avec cette loi constitutionnelle : la durée du mandat prévue à l’article 27 de la Constitution (elle fait passer cette durée de 5 ans à 6 ans) ; la fixité et l’intangibilité des clauses d’éternité prévues à l’alinéa 7 de l’article 107 de la Constitution. Tragiquement et de façon cavalière, nous sortons du principe de sécurité juridique et de la stabilité des institutions convoqués par le Conseil constitutionnel dans sa Décision n° 1/C/2016 du 12 février 2016 (Considérant 35) pour un saut risqué vers l’inconnu.
- Les caractères ponctuel, conjoncturel, transitoire et temporel de cette ‘’loi constitutionnelle dérogatoire’’ étale toutes ses limites, objectives et subjectives, qui rendent impossibles tout report de la présidentielle du 25 février 2024.
- Quel est le rôle du Président de la République sur la mise en œuvre du report ?
- Ce report de l’élection tient de deux facteurs convergents. On pourrait parler d’une conjonction, d’un alignement des planètes. En amont, un candidat (Abdou Karim Wade) et un parti politique (le PDS) qui veulent réintégrer le processus électoral ;
- En aval, un Président-sortant, qui malgré sa volonté réitérée de ne pas briguer un troisième mandat, peine à convaincre de sa volonté de quitter le pouvoir le 02 avril 2024, comme prévu par la Constitution.
- Quelle est la date de la prochaine élection ?
- Par une magie opératoire, nous replongeons dans notre passé commun vieux de 61 ans (décembre 1963). Quelle dégringolade démocratique vertigineuse ! Senghor et Mamadou Dia doivent, de leurs tombes, ressentir une sensation de temps figé.
- Quand expire le mandat du Président de la République avec l’adoption de la loi constitutionnelle
- Tout compte fait, le Président Macky Sall est quasiment assuré (si la réforme venait à passer) de jouir des privilèges que confère le statut de Président de la République jusqu’au mois de mars 2025.
- Le bénéfice d’une année supplémentaire est difficilement contestable. Il fera, de ce fait, un mandat de 6 ans. L’exégèse de la Constitution du Sénégal ne permet de relever aucune disposition afférente à une telle durée. La rigidification de notre Charte fondamentale en prend pour son grade.
- Est-ce que le Conseil constitutionnel peut sanctionner la loi constitutionnelle ?
- L’étude du droit enseigne qu’il n’est point de débat irrévocablement périmé et on ne peut demeurer insensible aux arguments susceptibles de le renouveler. Un revirement jurisprudentiel est toujours possible, et parfois même souhaitable. Trois séries d’éléments méritent, à ce titre, d’être mentionnés. Premièrement, Le pouvoir constituant originaire (illimité, inconditionné et souverain)investi de la compétence de mettre en place une nouvelle Constitution se distingue du pouvoir constituant dérivé (limité et conditionné) chargé de réviser la Constitution. En cela, le pouvoir de révision est limité et dès lors peut-être contrôlé. Ce pouvoir constituant dérivé est contrôlé sur deux points majeurs qui sont : le respect de la procédure suivie, mais également sur le contenu de la révision, car il doit être conforme à l’esprit, à la philosophie politique et aux principes fondamentaux qui irriguent notre Charte fondamentale. Deuxièmement, une constitution ne doit donc pas être considérée comme une simple technique du pouvoir. Si tel est le cas l’entrave à l’esprit de la Constitution est aisée. L’esprit de la Constitution du Sénégal : c’est un mandat de 5 ans indérogeable. Accepter que le Président Macky Sall fasse un mandat de 6 ans c’est participer à ‘’l’instrumentalisation de la Constitution’’. Troisièmement, dans une perspective de droit comparé le Sénégal pourrait s’inspirer des exemples de ses homologues maliens (décision de censure de 2001), béninois (Décision de censure de 2006), tchadiens (décision de validation de 2004), allemandset italiens qui accueillent favorablement la possibilité d’un contrôle des lois constitutionnelles. Les juges constitutionnels pourraient également s’approprier le contrôle des ‘’cavaliers législatifs’’. Ceux-ci désignent « les dispositions contenues dans un projet ou une proposition de loi qui, en vertu des régles constitutionnelles ou organiques régissant la procédure législative, n’ont pas leur place dans le texte dans lequel le législateur a prétendu les faire figurer». Cette pratique est prohibée en France, en Belgique, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis.
- Concernant l’immunité juridictionnelle du décret on peut faire les observations suivantes. D’abord, rappeler que l’acte de gouvernement se laisse définir comme ‘’l’acte pris par les pouvoirs publics et qui est insusceptible d’être discuté par la voie contentieuse ». Ensuite, souligner qu’au Sénégal, contrairement à la France, on n’a pas une lecture claire et intelligible de la catégorie des actes de gouvernement. Enfin, relever La tendance jurisprudentielle contemporaine qui semble pencher vers une limitation de la catégorie des actes de gouvernement (Dans la récente affaire Woury Diallo, le juge administratif sénégalais a drastiquement resserré son contrôle de légalité des actes dits de gouvernement en faisant fi du décret de grâce présidentielle).
- Puisant dans sa liberté d’appréciation tout pousserait le juge administratif, dans cette affaire, à s’inspirer de l’arrêt susmentionné.
- Est-ce qu’il y a des précédents de lois constitutionnelles dérogatoires à la Constitution ?
- Les deux précédents du 18 décembre 1962 (Loi n° 62-62 du 18 décembre 1962 portant modification de la Constitution) et du 19 février 2007 (Loi constitutionnelle n° 2007-19 du 19 février 2007 modifiant l’article 34 de la Constitution) évoqués n’ont aucune filiation avec la loi constitutionnelle nouvellement votée par 104 de nos ‘’vaillants’’ députés ce lundi 5 février 2024. Ces lois n’ont qu’un lien de convergence : ce sont toutes les trois des lois constitutionnelles.
- La comparaison s’arrête là. En effet, contrairement aux deux premières lois constitutionnelles qui étaient prises sur la base des dispositions transitoires ou finales inscrites dans la Constitution de 1960 (Titre XII, articles 67, 68, 69 et 70) et dans celles de 1963 (Titre III, article 105, alinéas 2 et 31), la présente loi constitutionnelle ne peut s’appuyer sur aucune disposition transitoire. La révision de 2016 a purement et simplement balayé les dispositions transitoires qui étaient aménagées dans la Constitution du 22 janvier 2001 (toujours en vigueur). Pour rappel la dérogation n’est possible que lorsqu’elle est prévue soit par l’article lui-même . (C’est ce qu’ils ont essayé de faire,‘’maladroitement’’, lors de la révision de 2016. Dans leurs motifs les juges constitutionnels ont estimé que : « La disposition transitoire prévue à l’article 27 dans la rédaction que lui donne l’article 6 du projet et aux termes de laquelle, ‘’cette disposition s’applique au mandat en cours doit être supprimée …’’ »), ou soit par les dispositions transitoires et finales. On est, ici, dans aucune de ces deux permissions juridiques.In fine, en lieu et place d’une dérogation, nous sommes en présence d’un véritable abâtardissement des dispositions de l’article 31 de notre Charte fondamentale.
9. Est-ce qu’il y a un précédent de report d’une élection présidentielle dans l’histoire du Sénégal ?
- Il est difficile de conférer la même gravité à l’entorse de 1967 qui causât le report de l’élection présidentielle de deux mois. Les événements graves qui entouraient cette période trouble justifièrent que l’élection prévue en décembre 1967 n’ait pu se tenir qu’en févier 1968.
- Dans un contexte politique peu marqué par la crise, plus de cinq décennies après, il est difficile de comprendre et de cautionner un rallongement, d’un an, de la durée du mandat présidentiel.
- Quelle appréciation faire de cette loi au regard du parcours démocratique ?
- A coup sûr, une loi déconsolidante et déconstructive de la démocratie sénégalaise. Des exigences fortes configurent le caractère consolidant d’une loi constitutionnelle. Elle doit favoriser l’élargissement des libertés et l’approfondissement soutenus de l’Etat de droit et de la démocratie. Elle doit également favoriser l’amélioration qualitative du fonctionnement des institutions.
- Elle doit également se vouloir intemporelle et inclusive. « Considérant que la règle énoncée à l’alinéa 2, destinée à fixer une situation dont les effets sont limités dans le temps et par essence temporaire, va cesser, une fois son objet atteint, de faire partie de l’ordonnancement juridique» (Considérant 21, Décision N° 1/C/2016 du 12 février 2016).
Fait à Bargny, le 07 février 2024
Par Ameth NDIAYE
Maitre de Conférences Titulaire (CAMES)
Responsable des Masters I et II (Droit et Administration des Collectivités territoriales/DACT/UCAD)